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Brexit : l'Europe n'existe pas. Pour la créer, la France et l'Allemagne doivent fusionne

L'annonce de la victoire du Brexit le vendredi 24 juin a fait trembler le monde de la finance et l'Europe toute entière, mais pour notre contributeur et philosophe Guillaume von der Weid l'angoisse des conséquences de ce vote dépasse la réalité. Selon lui, il n'y a jamais vraiment eu d'Europe. Une bonne raison d'estimer que la sortie du Royaume-Uni n'aura pas l'impact redouté.

Pour sortir des négociations inter-étatique, il faut revenir au cœur du projet européen, porté par la France et l'Allemagne. Et là, plutôt que de modifier ou même de recréer des enceintes où chacun viendrait négocier son bout de gras, on devrait fusionner les États. Et, en toute logique, les premiers à fusionner devraient être les deux pays à l'origine du projet européen, la France et l'Allemagne.

Édité par Barbara Krief

Ça y est. Le Royaume-Uni sort de l'Europe. Le pire cauchemar des Européens semble se réaliser. Ou bien serait-ce au contraire un réveil brutal des utopistes ? Car rien ne s'est réellement passé. C'est une catastrophe qui ressemble un peu au passage à l'an 2000, qui devait être un cataclysme mondial. Dans l'un et l'autre cas, il ne s'est rien passé. Tout simplement parce que l'an 2000, pas plus que l'Europe, n'existent.

Ce qu'on appelle l'Europe est une bureaucratie internationale créée au lendemain de la Deuxième guerre mondiale pour homogénéiser les normes et les niveaux de vie dans une région correspondant peu ou prou à la chrétienté. Au lendemain de la plus grande tuerie de l'histoire humaine, on a pu rêver à une autre forme de politique, cosmopolite, fondée, non plus sur les intérêts nationaux mais sur un idéal de paix et de compréhension mutuelle.

C'était Kant au pouvoir, le philosophe roi, la Raison dominant les passions. Nous étions post-modernes, post-nationalistes, flottant dans l'air consensuel d'un universalisme que seuls des égoïsmes archaïques pourraient venir troubler de temps à autres, mais destinés à s'évaporer. L'histoire, c'est bien connu, était terminée.

Illusion européenne, réalité nationale

Mais nous avons pris nos désirs pour la réalité. C'est ce que Freud appelle une illusion, dont la religion est la plus frappante illustration. Le fait que l'Europe soit "chrétienne" et le terrorisme "islamiste" n'est pas un hasard. Nous vivons dans les idées, idées d'union, idées de division, mais sommes inéluctablement rattrapés par la réalité. Car la réalité, aujourd'hui, est nationale.

Qu'est-ce qu'une nation ? C'est un groupe d'individus soudés par une culture et des intérêts, la culture n'étant qu'une façon particulière de gérer des intérêts, sinon naturels, du moins identiques dans tous les pays — survivre, se développer, se reproduire —, de même qu'une langue est une façon particulière de dire exactement les mêmes choses, et c'est pourquoi rien n'est intraduisible, en dépit des érudits frustrés et des poètes rêveurs qui pensent que les mots sont plus vrais que le réel.

Une nation est donc essentiellement une unité d'intérêts (dont la politique est la gestion), produisant des familiarités, des ressemblances, des croyances communes qui à leur tour la renforcent. L'individu attend de la société protection, développement et stabilité, en lui fournissant impôts, obéissance, et enfants. Aussi les nations ne s'opposent-elles pas plus que les individus, si ce n'est par ignorance (xénophobie, populisme).

Nous pourrions former une unité politique aussi bien avec les Allemands qu'avec les Chinois, n'étaient la distance factuelle de nos intérêts et la différence formelle de nos cultures — tendant d'ailleurs toutes deux, avec la mondialisation, à se réduire. Aucune différence essentielle ne séparant les sociétés et les individus, rien n'empêche de nous unir dans une même entité politique, comme on le voit en Suisse, en Belgique, ou avec les Chinatowns et les minorités du monde entier.

États-unis d'Europe ?

Si la nation n'a pas d'impact substantiel sur les individus, elle demeure le cadre institutionnel qui concentre leurs intérêts vitaux. Or l'Europe a été conçue, dès le départ, comme le groupe des groupes. On a parlé de supra-nationalité, de fédéralisme, et même d'“États-unis d'Europe”. Mais ce "super-groupe" ne s'est jamais matérialisé, ni comme culture des individus, ni souveraineté des sociétés.

On a juste constitué des forums, des comités et des fonds de subventions, dans une forme de cacophonie régulée et optimiste. Parlement européen, commission européenne, Conseil de l'Europe, etc. gèrent avec des compétences plus ou moins partagées des “espaces” complexes : zone euro, espace Schengen, Union européenne, espace économique européen, etc.

L'Europe est donc moins un nouveau cadre unitaire qu'une idéalisation de négociations structurées. C'est pourquoi l'abolition pure et simple des institutions européennes ne changeraient pas la convergence objective de nos intérêts. Le Brexit ne change ni les intérêts de l'Angleterre, ni ceux des pays d'Europe.

Inversement, lorsque les intérêts sont en conflits, comme on l'a vu lors de la guerre d'ex-Yougoslavie (1991-1999), l'"Europe" n'y change rien non plus. Seuls les États-unis finirent par intervenir. C'est qu'ils sont moins des États unis que les subdivisions administratives d'une même nation, qui n'a aucun problème de fond (mis à part l'épisode meurtrier la guerre de Sécession), pour se ranger sous un gouvernement fédéral.

Aussi la formule des "États-unis d'Europe" est-elle trompeuse puisqu'au contraire, nous sommes des nations différentes, et la question du fédéralisme ne peut se poser à 28 nations comme elle s'est posée à une nation divisée en 50 territoires.

L'Europe s'est liquéfiée par sur-extension

L'Europe explose faute de s'être constituée, comme l'espéraient les tenants de la théorie du spillover (débordement) selon laquelle les traités allaient mécaniquement imposer à l'Europe d'autres traités qui en rendraient possible le fonctionnement concret.

Ainsi la monnaie unique avait été rendue nécessaire par la disparition des frontières commerciales, et entraînerait à son tour la création d'un budget européen qui remédierait aux "chocs asymétriques" d'économie aux dynamiques décorrélées, de même la libre circulation des personnes impliquerait une harmonisation du droit social et, à terme, un marché du travail unifié. Mais la politique est le contraire d'une mécanique, et au lieu de se solidifier par débordement, l'Europe s'est liquéfiée par sur-extension.

La sortie de la Grande-Bretagne est donc une question plus qu'une difficulté réelle pour l'Europe, la question du cadre politique pertinent. L'État-nation paraît désormais trop étroit pour traiter les problèmes contemporains dans toutes leur étendue, qu'il s'agisse, pour ne prendre que des exemples évidents, de l'équilibre écologique, de la maîtrise du système financier ou de la sécurité collective.

Faut-il craindre une "guerre de sécession européenne" ?

L'État-nation semble en effet dépassé. Né lors des traités de Westphalie de 1648, on lui a attribué bien des vertus, dont la moindre n'est pas de nous avoir fait sortir du chaotique cadastre de la féodalité.

Faisant coïncider institutions collectives, territoire défini et population homogène, l'État-nation a longtemps représenté la meilleure forme d'organisation politique possible en combinant la rationalité d'un sommet qualifié, l'amitié d'une base fraternelle – une nation est censée réunir une même progéniture (natio) –, et la confiance d'une relation représentative entre sa base et son sommet. Or le cadre stato-national ne paraît plus adapté aux réalités contemporaines.

Les populations migrent, les institutions sont débordées par des problèmes mondiaux, les territoires se morcellent. De fait, après la chute du rideau de fer et la fin du "condominium américano-soviétique", on a parlé d'un "nouveau moyen âge", les unités politiques jadis intangibles, tendant à se fragmenter.

Aujourd'hui, non seulement chaque pays se prépare à l'éventualité d'un référendum sur l'appartenance à l'Europe, mais leurs régions mêmes envisagent de faire sécession, ainsi l'Écosse ou l'Irlande du Nord. L'explosion du sommet de cette Europe idéalisée semble conduire à un éclatement par le bas des territoires, ouvrant la possibilité d'une "guerre de sécession européenne" où il ne s'agirait plus d'abattre un rival conquérant, mais de maintenir une identité affaiblie.

Le Brexit n'aura aucun effet sur l'Europe

Aussi cette sortie pose-t-elle moins le problème de la politique que du politique, c'est-à-dire de la possibilité de vivre et d'agir ensemble de façon humaine et efficace. Or l'Europe à 28 ne peut dépasser le stade des négociations même approfondies, mêmes porteuses d'une homogénéisation des normes, d'une facilitation des échanges, d'un équilibrage des niveaux de vie.

Pour sortir des négociations inter-étatique, il faut revenir au cœur du projet européen, porté par la France et l'Allemagne. Et là, plutôt que de modifier ou même de recréer des enceintes où chacun viendrait négocier son bout de gras, on devrait fusionner les États. Et, en toute logique, les premiers à fusionner devraient être les deux pays à l'origine du projet européen, la France et l'Allemagne.

Ce véritable super-État constituerait non pas seulement un “noyau dur”, mais un point archimédien sur lequel la puissance pourrait s'appuyer pour se détacher des sols nationaux et agir sur le long terme. S'y adjoindraient ensuite les pays volontaires, l'abandon de souveraineté étant alors une condition sine qua non à l'adhésion. Dussent-elles rester seules pendant un siècle, France et Allemagne fusionnées seraient encore plus puissantes et utiles qu'une Europe à 28. C'est à ce prix qu'on pourrait enfin constituer un nouvel échelon politique, adapté au monde actuel, où puissance, capacité d'action et légitimité coïncideraient.

Le Brexit est un coup de tonnerre qui n'aura pratiquement aucun effet. Mais il doit éclairer un avenir qui n'est plus à la coopération, même renforcée, mais à la fusion, seul moyen d'agir économiquement (avec un vrai budget commun), socialement (avec un vrai droit social et fiscal), militairement (avec une vraie armée). L'Europe n'existe pas. Il est grand temps de la créer !

http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1532310-brexit-l-europe-n-existe-pas-pour-la-creer-la-france-et-l-allemagne-doivent-fusionner.html

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