Si Ariane 6 ne sera pas réutilisable, à l’inverse du Falcon 9 de SpaceX, le futur lanceur prévu pour 2020 reste la meilleure option pour contrer le groupe d’Elon Musk, estiment en chœur industriels et opérateurs. Au moins à court terme.
Ariane 6 sera-t-elle compétitive face à SpaceX ? Le débat fait rage dans l'aréopage du spatial. Un rapport de l'institut Montaigne, intitulé Espace : l'Europe contre-attaque?, a mis le feu aux poudres le 7 décembre, en évoquant un scénario dans lequel "Ariane 6 apparaîtrait comme significativement plus chère que ses concurrentes", du fait de son caractère non réutilisable, à inverse du Falcon 9 de SpaceX. Le document, signé par l'avocat Arthur Sauzay, évoquait des prix de lancement de Falcon 9 qui pourraient descendre vers 30-40 millions de dollars, contre 65 millions d'euros à Ariane 6. Ces doutes rejoignaient ceux exprimés par le ministre de l'Economie Bruno le Maire le 19 novembre sur Europe 1, avant que le patron de Bercy n'opère un spectaculaire rétropédalage, publiant avec la ministre des Armées Florence Parly et celle de la Recherche Frédérique Vidal un communiqué de soutien sans équivoque au programme Ariane 6.
Chez Arianespace, on défend farouchement le programme Ariane 6, qui promet une baisse des coûts de 40% par rapport à l'Ariane 5 actuelle. "Dans un contexte où la concurrence est toujours plus forte, Ariane 6 est encore plus adaptée aux évolutions de marché que quand nous l'avons décidée en 2014, assure Stéphane Israël, président exécutif d'Arianespace. Elle répond parfaitement à la demande des clients institutionnels européens, qui s'annonce très dynamique pour la décennie 2020. Et elle est parfaitement calibrée pour le lancement de constellations de satellites dédiées à l'internet, une tendance forte du marché."
Les opérateurs soutiennent Ariane 6
Les opérateurs satellites sont sur la même ligne. Le luxembourgeois SES, gros client de SpaceX et d'Ariane, soutient mordicus le projet. Dans une lettre au président de l'Agence spatiale européenne (ESA) Jan Woerner datée du 15 septembre, que Challenges a pu consulter, le PDG Karim Michel Sabbagh "réitère fortement son soutien à une Ariane 6 disponible dès que possible", définissant le programme comme "essentiel pour maintenir actuel le succès actuel de l'industrie européenne des lanceurs".
L'opérateur OneWeb, qui va lancer à partir du second semestre 2018 une constellation de satellites destinés à connecter le monde entier à internet, est sur la même ligne. "Arianespace est le premier partenaire de OneWeb pour le lancement de nos 900 satellites, indique son patron Eric Béranger à Challenges. Nous avons toute confiance en leurs solutions de lancement, y compris Ariane 6 sur laquelle nous avons posé 3 options dès juin 2015."
Eutelsat, interrogé, n'était pas disponible pour répondre sur le sujet Ariane 6, mais l'opérateur avait indiqué être candidat au premier tir du lanceur.
Accélérer dans le réutilisable
En déplacement le 14 décembre dans l'usine ArianeGroup des Mureaux (Yvelines), où est assemblé l'étage principal d'Ariane 5 et bientôt, celui d'Ariane 6, la ministre des Armées Florence Parly a aussi apporté un soutien résolu au programme. "Ariane 6, c'est le gage de l'indépendance économique des fabricants de satellites européens et de leurs clients. C'est l'assurance d'un service de lancement fiable, disponible, compétitif, a-t-elle assuré. Vous pourrez compter sur moi pour être une avocate acharnée d'Ariane 6 partout où cerla sera nécessaire. Une avocate acharnée, car je crois qu'Ariane 6 est bien plus qu'un projet ambitieux : c'est le fondement d'une stratégie industrielle et d'un long cycle d'innovation qui fera de l'Europe l'aiguillon des technologies de rupture."
Dans ce contexte, zapper l'étape Ariane 6 pour passer directement à un lanceur réutilisable apparaît bien trop risqué.
"Il faut évidemment faire Ariane 6, tranche Arthur Sauzay, auteur du rapport de l'institut Montaigne. Arrêter le programme, ce serait prolonger la vie d'une Ariane 5 qui devient de moins en moins compétitive, sans avoir les briques technologiques pour concevoir rapidement un lanceur réutilisable. Mais en parallèle d'Ariane 6, il faut travailler sur l'assurance-vie de la filière spatiale européenne, en accélérant les programmes technologiques liés au réutilisable."
Le rapport cite notamment le projet de moteur réutilisable Prometheus, qui vise un coût de fabrication de un million d'euros, soit dix fois moins qu'actuellement. Le projet de démonstrateur technologique de lanceur réutilisable Callisto lancé par le CNES en collaboration avec l'agence allemande DLR et l'agence japonaise JAXA, doit aussi être fortement accéléré, avec l'objectif d'un démonstrateur dès 2019-2020. L'Europe serait ainsi mieux armée pour définir le meilleur concept de lanceur réutilisable : "toss back", comme SpaceX et Blue Origin, ou une autre solution technique. Des travaux pourraient aussi être lancés sur une possible réutilisation de la coiffe d'Ariane 6, ou de ses boosters à poudre P120.
"L'Europe peut, et doit investir plus dans le spatial, estime Arthur Sauzay. L'investissement de l'UE est aujourd'hui d'1,5 milliard d'euros. Il serait opportun de passer à 3 milliards lors du prochain cadre financier pluriannuel 2021-2027 de l'UE".
Le document soutient aussi l'idée d'une DARPA européenne, du nom de l'agence de recherche avancée du Pentagone. Celle-ci pourrait être dotée d'un milliard d'euros par an.
La préférence européenne, étape nécessaire
Les industriels soulignent que la compétitivité d'Ariane 6 sera aussi liée à la volonté des institutions européennes et des pays membres de l'ESA d'assurer un plan de charge solide au futur lanceur.
"La compétitivité d'Ariane 6 est de la responsabilité croisée de l'industrie et des institutions européennes, car nous affrontons une concurrence soutenue par des marchés institutionnels gigantesques et fermés", souligne Stéphane Israël. De fait, l'Europe est ouverte aux quatre vents, avec des commandes de l'Allemagne ou de l'ESA auprès de lanceurs russes ou de SpaceX.
A l'inverse, le Buy American Act prévoit que tout satellite payé par le contribuable américain doit être lancé par une fusée fabriquée à plus de 51% aux Etats-Unis. Ce qui exclut de fait Ariane 5 ou les russes Soyouz et Proton des appels d'offres américains. Idem en Chine et en Russie, où 100% des satellites institutionnels sont mis sur orbite par des fusées nationales (Soyouz, Proton, Rockot en Russie, Long March en Chine).
L'industrie spatiale européenne réclame donc une véritable préférence européenne, sous la forme d'une garantie des institutions européennes de confier cinq lancements annuels à Ariane 6, et deux au petit lanceur italien Vega-C. Ce qui semble tout à fait possible : selon la Tribune, 34 lancements institutionnels ont été identifiés sur la période 2020-2023, soit largement assez pour répondre à la demande des industriels d'au moins 5 Ariane 6 garanties par an.
Dumping de SpaceX ?
L'union sacrée européenne apparaît d'autant plus nécessaire que la concurrence est sans pitié. Les industriels européens assurent que SpaceX peut se permettre de casser les prix sur le marché commercial parce qu'elle facture bien plus cher ses lancements institutionnels à la Nasa ou à l'US Air Force. Dumping ? "Un Falcon 9 vendu au gouvernement américain vaut 100 millions de dollars, contre 50 millions d'euros quand il est proposé à certaines institutions européennes", s'énerve un industriel.
https://www.challenges.fr/entreprise/aeronautique/pourquoi-ariane-6-reste-la-meilleure-arme-face-a-spacex_520002